DISPARITION
Figure fondatrice du free jazz et improvisateur d’une audace et d’une radicalité jamais entamées, le saxophoniste texan est mort à 85 ans.
«La boxe est comme le jazz. Meilleure elle est, moins on est nombreux à l’apprécier.» Cette citation du poids lourd George Foreman allait comme un gant à Ornette Coleman, et à la voie rétive, en même temps qu’exigeante, qu’il a ouverte dans le jazz, équivalent tardif de la rupture sérielle dans la musique classique. Père involontaire mais indiscutable du jazz d’avant-garde, grand prêtre de la déconstruction en temps réel, et performeur redoutable dont les concerts avaient le pouvoir de mettre KO jusqu’aux plus finauds des aficionados, il avait fait de la musique un art de combat et de contestation plutôt que d’apaisement et de consolation. Il est mort jeudi à New York, âgé de 85 ans.
Les jalons de sa discographie sont tous titrés comme des déclarations d’intention modernistes, et autant de défis lancés à la société en mutation des années 60 :Something Else !!!! ; Tomorrow Is the Question! ; The Shape of Jazz to Come ; Change of the Century ; Science Fiction… Le plus célèbre de tous, surtout, a donné son nom à la dernière grande mutation du jazz au XXe siècle : le fameux Free Jazz, enregistré simultanément avec deux quartets et très largement improvisé, dont aucun musicologue ne s’aventurerait à faire coïncider la sortie, en 1960, avec la naissance du free jazz à proprement parler (la question est bien sûr plus complexe). Mais dont aucun musicologue n’oserait non plus affirmer qu’elle n’a rien à voir.
Né en 1930 à Fort Worth, au Texas, Randolph Denard Ornette Coleman avait pour habitude de dater son éclosion de musicien à l’année 1949, quand une rixe derrière le chapiteau du minstrel show de La Nouvelle-Orléans pour lequel il jouait à Baton-Rouge le laissa orphelin de son premier instrument, un saxophone ténor. Forcé de passer au sax alto, il en profita pour établir l’improvisation et l’utilisation des accidents en credo absolus. Gorgé de lectures théoriques, exalté par ses discussions avec son ami Don Cherry et son expérience avec le pianiste Paul Bley, l’un de ses premiers employeurs à prendre au sérieux son étrange manière d’improviser, Coleman peaufina peu à peu ses intuitions : si le jazz avait un avenir, c’était au plus près du sensible, du dissonant, et le plus détaché possible des lignes écrites et des suites d’accords traditionnelles du be bop.
Dès ses premiers engagements (au mythique Five Spot de New York) et ses premiers enregistrements, Coleman divisa, défrisa, provoqua l’effroi (notamment celui de Miles Davis, qui le déclara «complètement détraqué de l’intérieur ("all screwed up inside")». Du côté de l’avant-garde officielle, en revanche, on se gargarisait : Duke Ellington mis a part, aucun jazzman n’aura bénéficié d’autant d’éloges de la part des pontes de l’avant-garde (Virgil Thomson, Gunther Schuller, Leonard Bernstein).
Toute sa vie, Ornette Coleman aura fait de l’audace, de la radicalité et de la réinvention les chevaux de bataille de son œuvre, tenant la dragée haute aux héritiers les plus fous (et aux monstres) qu’il aura enfantés avec des œuvres transversales et remarquables de variété : atonale, furieuse, symphonique, électrique, funk, blues, mélodique… Avec pour seul cap«l’harmolodie», terme de son invention au contenu merveilleusement flou qu’il faut plus lire comme une philosophie personnelle qu’un dogme musical, Coleman n’aura pas seulement marqué l’histoire du jazz, mais de la musique tout entière, et plus si affinités.
Un de ses plus grands interlocuteurs fut d’ailleurs Jacques Derrida, qui l’interrogea dans une fameuse rencontre provoquée par Thierry Jousse dans les Inrockuptibles, en 1997, et tira de lui ce qui reste sans doute comme sa plus belle proclamation : «Pour moi, être novateur, ça ne veut pas dire être plus intelligent, plus riche, ce n’est pas un mot, c’est un acte. Et tant que ça ne s’est pas fait, ce n’est pas la peine d’en parler.»
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